Malgré la déformation robotique de sa voix, l’émotion se lit aisément : « J’ai pensé aux victimes et aux familles des victimes. J’ai pesé le pour et le contre et j’ai décidé que je préférerais donner ma vie plutôt que de soutenir le meurtre d’autres personnes. Sept ans après les attentats du 13 novembre 2015, Sonia* ne regrette “rien” de son sacrifice. « Prestation de témoin » pour les enquêteurs de la sous-direction de la lutte contre le terrorisme (SDAT), cette mère de famille de 48 ans est celle qui a mis fin aux actes meurtriers de la cellule terroriste franco-belge. Protégée par un régime spécial, modifié en 2016 par décret, Sonia a mis sa vie entre parenthèses et a dû renoncer à son identité. Un dérangement qui était loin de compter lorsqu’il a contacté le 16 novembre 2015 le numéro vert mis en place par les autorités après les attentats de Paris et de Saint-Denis. L’ancienne bénévole des Restos du cœur, s’exprimant ce vendredi sous couvert d’anonymat et à distance, a raconté le récit surréaliste de sa rencontre avec le djihadiste le plus recherché d’Europe à l’époque : Abdelhamid Abaaoud.

« Abdelhamid, tu es vivant ! »

Comme beaucoup de Français dans la nuit du 13 novembre 2015, Sonia regarde le match de foot entre les Bleus et les Allemands. Hasna, une jeune femme qu’il a rencontrée il y a plusieurs années lors d’un de ses raids et qui a rompu avec sa famille, vivait alors chez elle. Lorsqu’un “flash info” provoque les premières agressions, la réaction de son protégé choque Sonia : “Elle est passée devant la télé en disant qu’ils étaient infidèles, que c’était normal”. Le lendemain tout s’accélère. Hasna reçoit un appel téléphonique d’un numéro de l’étranger. “Elle était trop excitée”, se souvient le témoin. L’homme au téléphone explique à Hasna que sa cousine a des “problèmes” et qu’elle doit “le reprendre”. Interrogée par Sonia à son sujet, la jeune femme explique qu’il est “son cousin de 17 ans” et qu’”il est sur la route”. Hasna retourne vers Sonia et son compagnon et leur demande s’ils peuvent l’accompagner pour venir le chercher. “J’ai été prise par les émotions”, justifie le témoin, qui accepte de l’amener en voiture. Le point de rencontre autour d’Aubervilliers n’est pas clair. Les instructions données à Hasna par téléphone changent et le trio finit par atterrir près d’une zone de végétation le long d’une route. “J’ai vu un homme sortir d’un buisson, et Hasna a dit quand elle l’a vu : ‘Abdelhamid, tu es vivant !’ “Commence alors une conversation qui va changer le cours de l’enquête pour les autorités, convaincues que d’autres attentats se préparent.

“J’ai pensé à ma famille, mes amis”

“Il s’est approché, m’a serré la main. Aujourd’hui encore, je le regrette. “Il a nié son identité, disant qu’il avait participé aux attentats mais qu’il n’avait pas fini son travail”, raconte Sonia. “Les toits, c’est moi”, a déclaré Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur de la cellule terroriste. “J’avais froid, dégoûté”, a ajouté le témoin. Dans la baie depuis leur fuite dans la nuit du 13 novembre, Abaaoud et l’un de ses complices, tous deux impliqués dans la fusillade sur les toits des 10e et 11e arrondissements de Paris, cherchent désespérément une base. Hasna, la cousine d’Abaaoud, accepte de l’aider. Sans rien montrer, Sonia et son mari sont plongés dans la peur. “J’ai pensé à ma famille, mes voisins, mes amis. Je me suis dit que je ne pouvais pas mettre tout le monde en danger. “Nous avons très mal dormi cette nuit-là”, poursuit le témoin, le visage camouflé derrière une ombre. Au lendemain de sa rencontre avec Abaaoud, Francilienne décide de contacter les autorités : “Nous avons dû attendre des heures avant qu’Hasna ne quitte l’appartement. Quand j’ai appelé le numéro sans frais, j’ai expliqué qui j’avais vu, qui j’avais rencontré. Ils ne m’ont pas cru. J’étais un peu menaçant en disant que j’irais au commissariat à côté de chez moi, puis ils m’ont rappelé à la SDAT”. Entendu peu de temps auparavant, un commissaire de la police antiterroriste a expliqué au tribunal : “Ses propos semblaient confus, parfois erratiques, mais il a tout de suite attiré notre attention.” Pour les chercheurs, deux hypothèses se présentent. “La première serait qu’Abaaoud soit réellement sur notre territoire, ce qui serait un déluge pour nos services et un signe de grave danger. “Le second est un piège tendu par l’État islamique pour nous attirer dans une embuscade”, a-t-il déclaré.

Menace immédiate et “pression extrême”

Convoquée à une audience le 16 novembre, Sonia livre toutes les informations dont elle dispose. Parallèlement au système de surveillance qui s’est développé autour d’Hasna, qui remue ciel et terre pour trouver un logement à Abaaoud, la police conseille à Sonia de faire parler la jeune femme. “On m’a dit de lui faire la boisson, ce que j’ai fait et elle a réussi”, a déclaré le témoin. Avec confiance, Hasna révèle enfin à l’hôte les objectifs que son cousin envisageait et la date à laquelle les terroristes ont choisi d’agir : le 19 novembre. Sonia finit même par regagner l’adresse de la planque creusée par la rue du Corbillon à Saint-Denis pour accueillir Abaaoud et son complice. Elle se souvient de l’anti-terroriste, raconte sa conversation avec le cousin du terroriste et demande à la police d’agir au plus vite. La pression est “extrême” et les conditions d’intervention sont particulièrement difficiles pour les autorités. Le chercheur interrogé vendredi a résumé : “Le risque d’attentat est immédiat. Il est impératif que nous arrêtions ce travail. On sait qu’ils sont susceptibles d’avoir des armes lourdes et surtout on sait qu’on a affaire à des militaires qui ont combattu en Syrie et tué 39 personnes en 12 minutes dans les rues de Paris il y a quelques jours. Il n’est pas possible d’identifier les zones amont, c’est une occupation, donc il est impossible d’avoir l’identité des habitants. Et l’immeuble n’est même pas inscrit au cadastre”. A 4h20. Le 18 novembre 2015, Raid a finalement été chargé d’intervenir. L’attaque, confuse et complexe, aboutira à la neutralisation d’Abaaoud, son complice et d’Hasna, qui se trouvaient avec eux dans l’appartement. Depuis, Sonia explique qu’elle essaie de “réapprendre à vivre”, mais rejette le statut des victimes des attentats : “Je m’interdis, je ne veux pas prendre leur place. J’ai sacrifié ma vie, ma famille, mais me voilà (…). Je ne regretterai jamais ce que j’ai. Et si c’était à refaire, je le referais.”

  • Son prénom a été changé pour des raisons de sécurité.